A première vue, ce n’est pas la façon la plus intuitive de mesurer la gravité. Mais c’est bien ce qu’une cinquantaine de chercheurs et chercheuses de la collaboration AEGIS (Antihydrogen Experiment – Gravity, Interferometry, Spectroscopy) au CERN se proposent de faire. Et leurs chances de succès seront bientôt décuplées grâce au projet ELENA, récemment approuvé, pour la construction d’un nouveau décélérateur d’antiprotons.
La production d’antimatière n’est pas nouvelle au CERN. On en produit tous les jours depuis des décennies. Ce qui est beaucoup plus récent, c’est la production non pas de particules séparées, mais d’états combinés, des atomes complets. La collaboration ALPHA a même réussi cette année à conserver des atomes d’anti-hydrogène pendant environ mille secondes.
L’hydrogène est le plus simple des atomes. Il est fait d’un proton et d’un électron. L’antihydrogène est identique, sauf qu’il est fait d’un antiproton et d’un positon, l’antiélectron. Les antiparticules sont en tous points semblables aux particules, sauf que certaines des propriétés, comme la charge électrique, sont inversées. Même les particules électriquement neutres comme le neutron, ont leurs antiparticules. Pour un neutron, comme il est composé de trois quarks, un quark u (charge +2/3) et deux quarks d (charge -1/3), on obtient l’antineutron avec trois antiquarks : un anti-u et deux anti-d.
Pour produire des antiprotons, rien de plus facile quand on a sous la main de puissants accélérateurs de particules comme au CERN. On accélère des protons vers une cible fixe, d’où jailliront toutes sortes de particules et antiparticules, dont des antiprotons. Ceux-ci seront sélectionnés, puis acheminés vers le Décélérateur d’Antiprotons. Cet « anneau[x1] » rectangulaire permet de décélérer les antiprotons[x2] . Leur énergie est ainsi réduite par un facteur d’environ 35, de 3.5 GeV à une centaine de MeV deux minutes plus tard. C’est là que cinq expériences les attendent : ACE, AEGIS, ALPHA, ASACUSA and ATRAP.
L’expérience ACE vise à étudier l’utilisation d’antiprotons à des fins thérapeutiques. Les antiprotons sont dirigés vers des cellules cancéreuses. Ils s’annihilent au contact des protons des cellules, relâchant assez d’énergie pour tuer les cellules avoisinantes. On espère développer une thérapie plus efficace que celle actuelle et minimiser la destruction de cellules saines.
Les quatre autres groupes sont dédiés à l’étude fondamentale de l’antimatière[x3] . Ils fabriquent soit des atomes exotiques contenant de l’antimatière, comme ASACUSA, soit de l’antihydrogène. Pour cela, ils ont besoin de positons, des antiélectrons, obtenus à partir de désintégrations radioactives de sodium 22.
Le plus compliqué reste à faire : arranger la capture d’un positon par un antiproton. La clé du succès réside dans l’énergie des antiprotons : moins ils en ont, plus grandes sont les chances de réussite.
Jusqu’à présent, différentes techniques ont été essayées. Les équipes japonaises préfèrent utiliser un champ électrique pour ralentir davantage les antiprotons, les autres utilisent plutôt de minces feuilles d’aluminium. Ces deux techniques ont un coût : elles sont peu efficaces et laissent peu d’antiprotons disponibles.
Ce sera donc le rôle du futur décélérateur d’antiprotons, ELENA, dont la construction a été récemment approuvée et qui sera opérationnel en 2015. Il permet de réduire encore d’un facteur mille l’énergie des antiprotons, les amenant à 100 keV, et en plus grande quantité.
Tout ceci doit se dérouler dans le vide le plus poussé possible afin d’éviter les interactions avec la matière. Autrement, dès que matière et antimatière entrent en contact, elles disparaissent, ne laissant que leur équivalent en énergie. On utilise aussi des champs électriques et magnétiques pour confiner l’antimatière et la tenir éloignée de toutes parois.
Et que pourra-t-on faire de cette antimatière lorsqu’on en produira en quantité suffisante? Répéter ni plus ni moins les expériences de physique menées sur l’atome d’hydrogène au début du siècle dernier. Etudier par exemple les raies spectrales de l’antihydrogène. Seront-elles les mêmes que pour l’hydrogène?
La collaboration AEGIS se montre encore plus ambitieuse. L’équipe espère non seulement créer de l’antihydrogène mais en produire un faisceau qui sera dirigé vers une série de fentes afin de produire des franges par interférométrie. Ces franges devraient se déplacer à mesure que les atomes d’antihydrogène se déplaceront à travers un réservoir de longueur déterminée et tomberont sous l’effet de la gravité. Tout ça pour vérifier si la valeur de l’accélération gravitationnelle sera la même que pour la matière. Plus complexe que ça et tu meurs !
Ça me rappelle cette vielle blague sur une étudiante en physique à qui son professeur demande de mesurer la hauteur d’un édifice en utilisant un baromètre. Son professeur espère bien sûr qu’elle déduira la hauteur en comparant la pression atmosphérique au pied et au sommet de l’immeuble. Comme elle considère la question tordue, elle suggère d’en faire un pendule, de mesurer sa période d’oscillation et d’en extraire la hauteur. Le professeur l’enjoint de se forcer un peu. Alors elle propose de lancer le baromètre du haut de toit et de mesurer son temps de chute. Le professeur insiste. Elle répond alors qu’il est toujours possible de frapper à la porte du concierge, et de lui offrir le baromètre en échange de la hauteur de l’édifice.
Mais Michael Doser, chef du groupe AEGIS, m’a expliqué qu’il ne leur est pas permis de frapper à la porte de la nature pour demander la réponse…
Pauline Gagnon
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Une vue de l’expérience ASACUSA (gracieuseté de Michael Doser)